Les sociétés savantes à l’ère numérique

Par Christophe MARION, Délégué général du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS).

On peut avoir le sentiment que le monde savant est bien éloigné de ces considérations. L’image poussiéreuse qu’on aime accoler aux érudits locaux tend à faire des bibliothèques savantes des îlots de traditions immuables d’où l’informatique serait bannie. Quand on ne va pas jusqu’à contester aux amateurs éclairés la qualité de leur science !

Certes, la représentation est ancienne : il suffit pour s’en convaincre de relire la comédie-Vaudeville de Labiche, « La Grammaire », dont l’un des principaux personnages, l’érudit Poitrinas, Président de l’Académie d’Étampes, confond pendant toute la pièce des vestiges antiques avec la vaisselle cassée par un domestique. On peut également sentir un peu de mépris dans les lettres de Flaubert moquant l’Académie de Rouen et son « petit rapport sur l’agriculture », lu le jour de l’anniversaire du Grand Corneille…

Pourtant, pour reprendre les termes d’Arnaud Dhermy, les sociétés savantes disposent d’atouts qu’il est difficile de contester : la commensalité savante, la construction fédérée d’un savoir, l’expertise scientifique, des ressources (bibliothèque, outils de référence, collections…). A côté des collectivités ou d’autres institutions associatives, elles sont toujours aujourd’hui en mesure de proposer dans toute la profondeur d’un territoire une documentation globale. A l’opposé des images qu’on cherche parfois à leur accoler, elles continuent d’affirmer que :

  • Localisme ne signifie pas compartimentage ;
  • Indépendance ne signifie pas isolement ;
  • Expertise ne signifie pas autarcie scientifique ou culturelle.

C’est par cette liberté structurelle par rapport à un territoire que la société peut afficher l’universalité de l’espace qu’elle aborde : elle sélectionne, interprète, organise. Elle donne, en fait, singularité au milieu du « bruit » en vertu précisément de ses légitimités en matière de communauté savante, d’activités et de publics.

La révolution numérique n’a pas laissé de côté les sociétés savantes

Dans leur grande majorité, elles disposent d’un site internet doté de larges fonctionnalités (agenda, actualité, inscription et commande du bulletin en ligne, catalogue de la bibliothèque, forum, etc.) et gèrent informatiquement leur bibliothèque ou leurs archives. Avec ou sans le soutien du Comité des travaux historiques et scientifiques, elles cherchent à renforcer leur présence sur les réseaux sociaux (notamment Facebook et twitter) et s’attachent à améliorer la qualité de leur site web.

Par ailleurs, elles ont très largement, avec le soutien de Gallica, numérisé leur bulletin : on estime aujourd’hui que le patrimoine imprimé des sociétés savantes antérieur à 1947 est numérisé pour les ¾ (même s’il est faiblement exploité et relayé pour les sociétés elles-mêmes : moins de 20 % créent des liens pour leurs propres données vers Gallica).

Certains forums internet, dédiés à un thème particulier, ne sont-ils pas devenus, dans les faits, de véritables sociétés savantes virtuelles (le forum Pages 14-18 par exemple et ses 500.000 messages répartis en 65.000 sujets, écrits par plus de 23.000 membres inscrits) ?

Il semble aujourd’hui que numérique et science participative ouvrent de nouvelles perspectives aux sociétés savantes.

En 1834, Guizot créait le Comité des travaux historiques et scientifiques avec l’ambition d’associer les érudits locaux aux missions qu’il lui confiait. Il écrivait : il faut les associer à la « vaste entreprise » pour laquelle le Comité a été créé, à savoir les « recherches qui seront incessamment entreprises sur tous les points du royaume, pour mettre en lumière les monuments inédits relatifs à l’histoire de France ».

Et de poursuivre : « Tant de richesses enfouies dans les départements ne peuvent être recueillies que sur les lieux et par les soins des hommes qui sont restés, en quelque façon, les seuls dépositaires des anciennes traditions locales. C’est principalement dans cette circonstance que la coopération active des Sociétés savantes et de leurs nombreux correspondants pourra fournir beaucoup de lumières, épargner beaucoup de missions spéciales, de temps, de dépenses, et concourir puissamment à l’illustration de notre histoire nationale ».

Associer les érudits locaux à des entreprises de recherche reste, aujourd’hui, d’une très grande actualité.

Le CTHS pilote le projet de la France savante, du nom d’une base de données biobibliographiques sur les savants français, membres d’associations savantes du XVIe au XXe siècle. Conçue comme un instrument d’érudition, elle vise à faciliter la connaissance des savants français de toutes disciplines, à permettre les études prosopographiques, à renouveler l’histoire des disciplines et à reconstituer les réseaux de savants depuis la Renaissance.

Créée en 2006, La France savante est un programme collaboratif qui associe des membres de sociétés savantes locales, nationales voire internationales. Le CTHS pour sa part fixe la méthode, les normes, l’hébergement de la base sur sa plate-forme logicielle et assure la maintenance et l’évolution des programmes informatiques. Il anime le réseau des contributeurs et la formation méthodologique des membres des sociétés qui souhaitent participer à l’entreprise. En juin 2017, la base était composée de plus de 25 500 notices de savants et près de 42 200 liens concernant un total de 1284 sociétés.

D’autres institutions ont cherché à proposer des projets au sein desquels pourraient s’investir des érudits ou des associations scientifiques locales. L’École pratique des hautes études a développé les programmes SIGILLA (base numérique des sceaux conservés en France, EPHE, CESCM, IRHT, CRAHAM, CRUHL) et ARMMA (Armorial monumental du Moyen Age, CESCM, Ministère de la Culture). Les archives départementales de Vendée ont également invité les sociétés savantes du département à s’investir dans divers projets afin de :

  • Enrichir les bases de données nominatives en fournissant des dépouillements complets ou en amendant une information (pensons notamment à la base de données des soldats de Vendée 1914-1918 ou des « Congrégations de Vendée » qui a pour ambition de proposer un relevé complet des religieux et religieuses ayant fait profession il y a plus de 85 ans dans une congrégation dont la maison-mère est en Vendée).
  • Contribuer à la réalisation de dictionnaires encyclopédiques en rédigeant une notice biographique, historique ou toponymique (Dictionnaire des Vendéens, dictionnaire historique des communes, dictionnaire toponymique de Vendée).
  • Transcrire ou traduire des pièces.

Tout projet collaboratif nécessite l’animation d’une communauté de contributeurs, associés aux résultats de la recherche, régulièrement interrogés ou invités à faire des commentaires… C’est la raison d’être du portail L@boratoire des internautes, véritable forum numérique qui permet aux archives départementales de communiquer avec celles et ceux qui participent à une meilleure connaissance de l’histoire du département.

Si le numérique permet aux érudits locaux de communiquer auprès d’un plus large public, d’être associés à des programmes de recherche collaborative ou de penser de nouveaux projets éditoriaux (avec un modèle économique à inventer), il doit aussi leur permettre de questionner (et de réaffirmer) leur rôle social.

Ainsi, au-delà des traditionnelles conférences ou de la publication d’un bulletin annuel, ces institutions sont devenues des actrices du développement (touristique, économique, culturel…) de leur territoire. Nous ne nions pas le rôle qu’elles ont toujours joué, en contribuant jadis à la fondation d’un musée municipal, en sauvant de la ruine un monument oublié ou en prenant part aux débats urbanistiques qui ne manquent jamais de soulever les passions dans toutes les villes ou villages de France.

Le numérique doit être un vecteur de renforcement du rôle civique que toute association scientifique est amené à exercer.

Alors que, même si elle continue pour une part de reposer sur des associations d’amateurs ou le mécénat du grand public, la protection du patrimoine (tout comme la recherche scientifique d’ailleurs) s’est considérablement professionnalisée. Aussi, la place des sociétés savantes n’est probablement plus à rechercher du côté des grandes opérations de sauvegarde ou de restauration : elles peuvent néanmoins s’emparer pleinement de la question de l’éducation et de la diffusion de leurs savoirs auprès d’un public plus large et en recherche d’informations.

En effet, le patrimoine, dans toute sa richesse et sa diversité (naturel, bâti, immatériel, etc.) souffre d’une grande fragilité. S’il fait l’objet d’un intérêt fort de la communauté nationale (institutions, citoyens, entreprises, etc.), les fonds se concentrent sur des opérations de grande ampleur : la restauration de monuments nationaux connus et emblématiques suscite l’intérêt des mécènes et même des citoyens, à travers la mise en place de campagnes de crowdsourcing.

S’agissant du « petit patrimoine », des dispositifs ont été créés afin de permettre à des éléments moins prestigieux d’être sauvegardés (lavoirs, moulins, maisons fortes, cloches d’église, etc.). La Fondation du Patrimoine soutient par exemple de très nombreux projets dans les territoires ruraux.

Au-delà de la question de la restauration ou de la conservation du patrimoine, le sujet majeur reste celui de l’appropriation par la communauté nationale (et pas seulement par une partie d’entre elle, éduquée ou sensibilisée par tradition familiale à l’intérêt des objets historiques) d’un héritage légué par des générations qui l’ont précédée.

  • Qu’est-ce qui « fait (ou ne fait pas) patrimoine » aujourd’hui ?
  • Quels sont les processus qui amènent un groupe d’hommes et de femmes à porter, sur un lieu, un objet, une tradition, un regard différent ?
  • À lui donner un sens différent ?
  • Comment éduquer le regard d’un habitant qui est également un citoyen amené à prendre des décisions importantes (conserver, détruire, mettre en valeur, transmettre, etc.) ?
  • Comment enfin lui faire prendre conscience que, membre de la communauté nationale, il est héritier d’un patrimoine culturel qui s’incarne à la fois dans son environnement immédiat mais, plus généralement, dans un ensemble de lieux et d’objets emblématiques de l’identité nationale.

La lettre d’informations d’octobre 2018

Éditorial : Les sociétés savantes à l’ère numérique

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