Les sociétés savantes : un travail collaboratif
Par Christophe MARION, Délégué général du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS).
Le numérique change en profondeur notre rapport au monde et à l’Autre, notre manière de voyager, de vivre, de travailler, de penser… Toute activité humaine est concernée et le métier d’historien n’échappe pas à la règle.
« l’historien de demain sera programmateur ou ne sera plus »
On peut évoquer le projet d’informatisation de l’index de l’œuvre de Thomas d’Aquin grâce à une collaboration entre le père Busa et IBM à la fin des années 40. En France, Emmanuel Le Roy Ladurie n’affirmait-il pas dès 1967, que « l’historien de demain sera programmateur ou ne sera plus » ? L’invention du PC au milieu des années 70 confirma cette intuition : dès lors, le mouvement ne connut jamais d’arrêt.
À partir des années 1990, l’usage d’une base de données est apparu comme une nécessité scientifique pour celles et ceux qui faisaient de l’histoire en cherchant à enrichir les problématiques ou à analyser plus finement les sociétés étudiées. Avec le temps, les machines ont apporté des solutions dans des domaines où on imaginait le regard de l’homme absolument indispensable. Ce fut notamment le cas de la science des écritures anciennes.
Alors qu’il y a 10 ans, l’informatique permettait seulement de lire des textes imprimés ou des écritures manuscrites modernes, les projets portés aujourd’hui par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes ont de nouvelles ambitions (notamment la transcription automatique de manuscrits médiévaux complexes, avec des taux de reconnaissance dépassant les 90 %). Cette révolution paléographique, engendrée par le numérique, favorise de nouvelles recherches en libérant les chercheurs d’une partie de leurs traditionnelles tâches de lecture et d’expertise. Ils passent moins de temps à transcrire et s’intéressent davantage à ceux qui produisent les textes et aux conditions qui favorisent leur émergence.
Un dialogue nouveau autour de l’édition numérique
L’édition électronique, quant à elle, a connu un essor sans précédent durant la dernière décennie. Passant de la simple numérisation à la construction native des ouvrages avec des formats numérique (XML par exemple pour Extensible Markup Language, ainsi les éditeurs ont pu offrir au public des versions multi-supports des productions scientifiques (papier, web, ePub, etc.).
Cependant, avec le temps, il est devenu de plus en plus souvent nécessaire d’être précis dans les définitions : la numérisation d’un ouvrage imprimé, disponible sur le web (c’est le cas par exemple des bulletins des sociétés savantes, présents sur Gallica, ne constitue pas une édition numérique (on lui préférera le terme d’édition numérisée) de plein exercice… Celle-ci peut être considérée comme une « édition qui ne peut être retranscrite sous forme imprimée sans perte d’information ou de fonctionnalité ».
Ainsi, les éditions critiques de sources (notamment) utilisant un support numérique se sont multipliées, permettant ainsi de nombreux types d’accès différents à l’information (les possibilités de l’hypertexte jouant ici un rôle fondamental dans la mise en place de ce réseau d’informations). De ce point de vue, l’édition numérique ne permet pas seulement de diffuser les résultats de la recherche mais également la manière dont ils ont été produits et peuvent être reproduits. Ainsi, elle ouvre la possibilité à la communauté scientifique de réfuter les énoncés et les paradigmes, de corriger ou de compléter : c’est ce nouveau dialogue enrichi qui favorise les progrès de la science.
Les projets participatifs: l’ouverture au grand public
Par ailleurs, alors même que la collaboration est inscrite dans les gènes du monde digital, divers projets ont vu le jour associant des chercheurs et des contributeurs parfois issus de la société civile. Le Muséum national d’histoire naturelle fut, dans ce domaine, un pionnier : depuis plus de 20 ans, il a proposé à tous les citoyens de contribuer à l’amélioration des connaissances sur la biodiversité grâce à de multiples programmes :
- Vigie-Nature,
- enquête collaborative les Herbonautes,
- inventaires participatifs, « Sauvages dans ma rue ».
Les sciences humaines et sociales ne furent sont pas en reste. L’École nationale des chartes par exemple est associée au projet « testaments de poilus » qui vise à produire une édition électronique d’un millier de testaments des Poilus de la Première Guerre mondiale retrouvés dans les fonds des Archives nationales et des Archives départementales des Yvelines. Deux opérations sont nécessaires : transcrire le texte des testaments et l’encoder dans le format informatique TEI (Text Encoding Initiative ). Afin de mener ces tâches à bien, les partenaires des « testaments de poilus » font appel à des volontaires du grand public qui ont accès à une plate-forme participative permettant à tout à chacun de transcrire et encoder des testaments.
On pourrait citer bien d’autres exemples, portés par l’École pratique des hautes études ou les archives nationales « Natnum » pour l’indexation des décrets de naturalisation de 1887 à 1897 ou projet « Ponts et chaussés » des Archives nationales.
Le numérique, composante devenue indispensable dans la formation d’un historien
Désormais, la dimension numérique est devenue incontournable quand on ambitionne de devenir historien. Les établissements de formation (universités, écoles supérieures, etc.) proposent d’ailleurs depuis plus d’une décennie des séminaires, des conférences ou colloques mais également des cursus en « humanités numériques » afin de doter les étudiants d’une compétence leur permettant, de manière autonome, de faire des recherches s’inscrivant dans le champs des humanités numériques et computationnelles.
L’École nationale des chartes par exemple foisonne de projets avec une composante numérique, auxquels peuvent être associés ses étudiants (archivistes-paléographes, étudiants de masters ou doctorants) : création d’un portail internet dédié à la mise en ligne de sources ; mise en ligne d’actes et documents sur la plateforme OpenEdition Books ; structuration de catalogues et d’inventaires ; consolidation des bases iconographiques ; production de référentiels alignés (lieux, personnes), utiles à la construction d’un véritable système d’information documentaire (lié à ceux des partenaires de l’École des chartes).
La lettre d’informations d’octobre 2018
Éditorial : Les sociétés savantes à l’ère numérique
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